Comme nous le savons tous, il y a 30 ans, la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, tenue à Pékin, adoptait la Déclaration et le Programme d’action de Pékin. L’année dernière, la 57e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a commémoré à l’unanimité le 30e anniversaire de la Déclaration et du Programme d’action de Pékin et a décidé d’organiser à nouveau le Sommet mondial sur les femmes de cette année à Pékin.
En tant que Secrétaire générale du Centre européen du Conseil international des femmes (ECICW), historienne de renom, écrivaine indépendante et journaliste, quelles sont les attentes de Mme Sylvie Lausberg pour ce sommet ? Voici son entretien.
En tant que Secrétaire générale de l’ECICW, que pensez-vous du Sommet d’ONU Femmes ?
Le Sommet est une opportunité politique majeure si nous en faisons autre chose qu’un rituel commémoratif. Pékin+30 doit être un moment de réengagement juridique et budgétaire sur les 12 domaines critiques de 1995 : luttes contre les violences, santé et droits sexuels et reproductifs, participation politique, économie, éducation, etc. Mon attente clé : des engagements chiffrés et vérifiables, un financement pérenne des organisations de femmes et des mécanismes de protection des défenseuses des droits humains. L’état des lieux dressé par ONU Femmes en 2025 — « stagnation et régressions » dans de nombreux pays — nous oblige à passer du discours à la responsabilisation publique des autorités.
• Lien et différences entre le Conseil international des femmes et ONU Femmes ?
Nous sommes complémentaires, mais de nature différente.
ONU Femmes est une entité intergouvernementale (ONU) qui porte des normes, conseille les États et finance des programmes. Elle a été créée en 2010 pour accélérer l’égalité et l’autonomisation des femmes.
Le Centre européen (ECICW/CECIF) que je co-dirige avec sa présidente, la sénatrice Viviane Teitelbaum, — est une ONG internationale historique (1888) : nous fédérons des associations qui sont en réalité les conseils des femmes des 27 nations représentées. Notre rôle est de fédérer leurs revendications, visibiliser leurs actions pour nourrir nos plaidoyers. Cette mobilisation de la société civile permet de faire remonter les réalités de terrain auprès des autorités européennes et onusiennes.
• « Trente ans après Pékin, les droits des femmes ont régressé dans un quart des pays ». Votre avis ?
Je partage ce constat : nous assistons à un retour de bâton contre l’égalité — masculinisme et misogynie décomplexée, retour des rôles traditionnels et valorisation des stéréotypes genrés via des influenceurs et influenceuses en ligne, remise en cause des droits reproductifs, violences en ligne, attaques contre les ONG et les femmes qui osent s’exprimer… la liste n’est pas close ! Pour le CECIF, la réponse réside dans la défense de l’universalité des droits humains. La femme est un humain comme un autre, mais qui subit partout des discriminations structurelles que les politiques d’égalité ont partiellement réussi à réduire. Il est urgent de protéger les défenseuses des droits des femmes qui luttent pour l’autonomie de décision et l’autodétermination des femmes et des filles, hors dogmes et idéologies. Les données d’ONU Femmes indiquent que près d’un quart des gouvernements ont signalé un backlash freinant la mise en œuvre de Pékin. Dans certains contextes, la régression est légale (lois restrictives), dans d’autres elle s’impose factuellement (sous-financement, impunité des violences). Concrètement, il faut absolument conditionner l’aide publique au respect des engagements de Pékin.
• La Chine concentre ~8,4 % des femmes du monde. Que pensez-vous des droits individuels des femmes chinoises ?
S’il y a des progrès réels (scolarisation, accès au supérieur, loi anti-violences familiales entrée en vigueur en 2016), la question des libertés en Chine est plus que problématique. La société tout entière subit les affres d’une dictature violente, et les femmes sans doute encore plus que les hommes. Leurs droits des femmes se heurtent à une restriction marquée des espaces civiques. Les mobilisations féministes — qu’il s’agisse de #MeToo ou d’initiatives locales contre les violences — sont régulièrement censurées, et des militantes ou journalistes paient un prix personnel élevé. La fermeture de comptes sur les réseaux sociaux, la disparition d’espaces associatifs et la surveillance des voix dissidentes créent un climat d’intimidation qui décourage la parole et l’entraide. Autrement dit : même lorsque des normes existent, leur expression publique et leur défense sont mises sous pression.
Malgré les avances légales, les femmes rencontrent de nombreux obstacles pour obtenir protection et justice, notamment face aux violences en ligne et aux atteintes à l’intimité. Parallèlement, le tournant nataliste des autorités — avec la volonté de réduire les avortements dits « non médicaux » — fragilise leur autonomie reproductive et réintroduit des pressions sur leurs choix en matière de sexualité et de maternité.
Au travail, les discriminations demeurent : questions intrusives sur la maternité, plafonds de verre, et reculs de la participation féminine à l’emploi formel. En politique, la sous-représentation est persistante aux niveaux de pouvoir les plus élevés, ce qui limite la capacité à façonner des politiques publiques réellement sensibles au genre. Dans certaines régions sous contrôle sécuritaire renforcé — notamment au Xinjiang — des atteintes systémiques touchent spécifiquement les femmes issues des minorités, aggravant encore les vulnérabilités.
Enfin, la fermeture d’espaces communautaires liés au genre et aux sexualités (centres, collectifs, lieux de sociabilité) réduit les filets de sécurité et de solidarité indispensables à l’autonomie.
Tant que la liberté d’association, l’indépendance des médias et la protection des féministes ne seront pas garanties, les droits des Chinoises resteront plus que fragiles, derrière un rideau de fer idéologique que nous avons beaucoup de mal à percer.
• « Chine vs États-Unis » : qui protège le mieux les droits des femmes ?
Ce « classement » a peu de sens : aucun pays n’est exemplaire.
Aux États-Unis, la situation des droits des femmes est chahutée, mais elle demeure au cœur des préoccupations de contre-pouvoirs actifs. L’arrêt Dobbs a entraîné des reculs majeurs en matière d’accès à l’IVG, désormais tributaire de l’État de résidence ; néanmoins, la presse libre, les tribunaux, les mobilisations citoyennes et les ONG permettent encore de contester, de corriger et parfois de constitutionnaliser des protections au niveau local. Parallèlement, le cadre contre les violences s’est renforcé – qu’il s’agisse de la lutte contre les violences domestiques, y compris économiques et numériques, ou des dispositifs éducatifs de type Title IX – même si ces mécanismes restent l’objet de conflits politiques. Les angles morts demeurent cependant importants : absence de congé parental payé au niveau fédéral, persistance d’inégalités économiques et une mortalité maternelle élevée et très inégalitaire, notamment pour les femmes noires.
En Chine, des avancées normatives existent sur le papier – loi contre les violences domestiques, base civile pour poursuivre le harcèlement sexuel, hausse historique de la scolarisation et de la participation économique des femmes – mais leur effectivité est entravée par un système à parti unique qui exerce un contrôle étroit sur l’espace civique et l’information. La censure systématique, la surveillance des médias indépendants et la criminalisation ponctuelle de militantes féministes réduisent l’autonomie des femmes et limitent leurs recours.
Autrement dit : des normes existent, mais un contrôle politique centralisé, la censure et la répression des voix dissidentes en limitent l’application concrète.
Les indicateurs internationaux objectivent cet écart structurel : la dynamique américaine est conflictuelle et réversible, mais elle reste ouverte grâce à des contre-pouvoirs capables de produire des avancées locales et de réparer des reculs ; la dynamique chinoise connaît des progrès ponctuels, mais elle est structurellement contrainte par un régime autoritaire qui subordonne l’exercice réel des droits aux priorités politiques de l’État. C’est pourquoi il serait trompeur de placer les deux pays sur le même plan : l’un fonctionne avec des mécanismes de contestation et de l’obligation de rendre des comptes qui, malgré leurs limites, permettent aux femmes d’agir sur le droit ; l’autre déploie des textes sans offrir l’espace nécessaire pour les défendre, les faire appliquer et protéger celles qui s’engagent.
• Quel regard portez-vous sur la Déclaration et le Programme d’action de Pékin ?
C’est le plan directeur le plus complet jamais adopté pour les droits des femmes. Sa force : une vision systémique (12 domaines), des engagements étatiques, et la place reconnue à la société civile. Sa faiblesse : l’absence de contrainte et de financements suffisants. Pékin reste notre boussole ; le défi de 2025 est de le muscler : indicateurs communs, budgets genrés, clauses de sauvegarde des droits sexuels et reproductifs, et protection des défenseuses.
• Vos attentes pour le Sommet des femmes de cette année ?
Il faut réaffirmer l’universalité des droits des femmes, sans céder au relativisme culturel.
Il est également urgent d’inscrire explicitement les droits sexuels et reproductifs — y compris l’IVG — dans les engagements, alors même que certains pays les restreignent.
Face aux violences, y compris numériques, nous revendiquons une tolérance zéro: des lois effectives, de la prévention, une justice opérationnelle et des données fiables.
Les budgets doivent suivre : au minimum 1 % des dépenses publiques consacré à l’égalité, avec un financement direct et pérenne des ONG de femmes.
De même, la participation doit être garantie grâce à la parité dans tous les processus décisionnels assortie d’une protection juridique comme matérielle pour les militantes des droits des femmes.
Enfin, il faut une véritable obligation de rendre des comptes ; nous demandons que soient établis des tableaux de bord Pékin+30 ainsi que des rapports publics annuels, pays par pays.
En somme : des engagements concrets, mesurables et financés — pas de simples déclarations.
• Un mot sur le rôle spécifique de l’ECICW/CECIF dans ce contexte ?
Nous faisons le pont entre terrain, Europe et ONU : coalitions des conseils nationaux d’Europe et du Maghreb, plaidoyer auprès des institutions européennes, partage d’expertise sur les lois, et veille sur l’application des engagements de Pékin. Notre valeur ajoutée : une mémoire féministe historique (depuis 1888) et un ancrage européen et méditerranéen capable de produire des standards qui inspirent au-delà de l’UE