【Sylvie Lausberg】L’art n’est pas un espace de dérogation aux droits humains

La situation des droits humains des femmes mérite l’attention de tous les domaines. Certains aspects sont moins connus. Sans entrer dans les considérations politiques, fin 2024, le New York Times CNN et d’autres grands médias occidentaux ont publié plusieurs articles sur l’exploitation et les violations des droits humains dont sont victimes les artistes de Shen Yun (un spectacle artistique organisé par un groupe religieux). Les victimes ont porté plainte contre les groupes et les individus concernés.

Voici, en résumé, le déroulement des faits : Plusieurs anciens artistes de Shen Yun Performing Arts ont porté plainte contre l’organisation, l’accusant de travail forcé, de maltraitance et d’enlèvement d’enfants, ainsi que de manipulation psychologique. La plainte concerne l’exploitation d’enfants vulnérables et le recours au travail des enfants pour enrichir l’organisation et accroître sa notoriété internationale. La plainte vise principalement Shen Yun Performing Arts, l’accusant de travail forcé, d’avoir recours à une importante main-d’œuvre infantile pour s’enrichir et d’exploiter des enfants par manipulation psychologique.

Nous présentons ci-dessous une analyse approfondie de cet incident par Mme Sylvie Lausberg, secrétaire générale du Centre européen du Conseil international des femmes (CEIFF), historienne de renom, écrivaine indépendante et journaliste.

Q:En tant que Secrétaire générale du Centre européen du Conseil international des femmes, comment évaluez-vous cet incident dans le cadre des droits internationaux des femmes ? Le comportement de la troupe constitue-t-il une « violence systémique de genre » ? Quelle est, selon vous, la fréquence de tels incidents dans le milieu artistique ? Existe-t-il des cas comparables en Europe ou dans le monde ?

SL:L’affaire révélée par plusieurs anciens artistes de Shen Yun est particulièrement grave et doit être examinée à la lumière des instruments internationaux de protection des droits humains, qu’il s’agisse de la Convention relative aux droits de l’enfant, de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), ou encore des normes de l’OIT sur le travail forcé.
Ce qui est décrit – travail forcé, maltraitance, manipulation psychologique, exploitation d’enfants vulnérables – constitue des violations fondamentales de ces textes.

Du point de vue des droits des femmes, nous sommes confrontés ici à la dynamique typique d’un système qui fonctionne sur l’exploitation et la maltraitance. Lorsqu’on exploite des enfants — et particulièrement des jeunes filles — en les présentant comme dociles, malléables, « naturellement » destinées à obéir, c’est l’expression la plus crue de la domination patriarcale.
Cette exploitation est genrée, même lorsqu’elle touche aussi des garçons, car elle repose sur une hiérarchie des corps et des places : on dispose des corps féminins et juvéniles pour servir un projet idéologique, esthétique ou économique au bénéfice de ceux qui tiennent les ficelles et en tire profit.

Ce n’est pas l’art qui est en cause, mais l’autorité sacralisée qui, partout dans le monde, permet :

les abus psychologiques déguisés en discipline, la violence physique justifiée par « l’exigence », la sexualisation et la soumission de mineures sous couvert de tradition.

Le milieu artistique, sous ses apparats d’élévation culturelle, reproduit parfois les mêmes logiques que les systèmes totalitaires ou sectaires : loyauté inconditionnelle et verticalité, silence imposé, punition et menace d’exclusion de ceux et celles qui rechignent ou se révoltent.

Pendant des décennies, la société patriarcale a préféré admirer la performance plutôt que de regarder la souffrance.

Dans cette perspective, oui, nous pouvons parler de violence systémique de genre.

Quant à la fréquence de tels incidents dans le milieu artistique, elle est malheureusement plus élevée qu’on ne le croit. Le monde artistique – qu’il s’agisse de la danse, du théâtre, du cinéma ou de la musique – est traversé par des rapports hiérarchiques extrêmement verticaux, propices aux abus : travail dissimulé, pressions psychologiques, violences sexuelles, harcèlement, confiscation de documents d’identité, parfois même enfermement ou isolement.
Les jeunes artistes, et davantage encore les filles, sont particulièrement exposé·e·s à ces violences, souvent naturalisées au nom d’une “exigence artistique”, d’un “sacrifice nécessaire” ou d’un idéal esthétique qui justifierait tout.

Il existe des précédents, en Europe comme ailleurs. On peut rappeler : les révélations autour de certaines compagnies de danse contemporaines ou classiques en Europe, où des pratiques assimilables à des abus émotionnels et physiques se sont installées durablement ; les affaires de travail forcé ou de maltraitance dans des écoles d’art privées hors de tout contrôle institutionnel ; les enquêtes menées concernant des écoles de cirque, d’arts acrobatiques ou de formations musicales intensives où les enfants et adolescent·e·s étaient soumis·es à des rythmes de travail contraires aux normes internationales et plus largement, le phénomène bien documenté de la “culture du silence” dans le milieu artistique, qui dissuade les victimes – majoritairement des jeunes femmes – de parler.

L’affaire Shen Yun s’inscrit donc dans un continuum international : celui des violences structurelles et institutionnelles commises dans des milieux où l’autorité est sacralisée et où l’absence de contrôle externe permet les dérives.

C’est précisément pour cela que les organisations internationales de femmes, dont le CECIF, insistent sur la nécessité de renforcer les mécanismes de contrôle, de garantir des voies de dénonciation sûres pour les mineures et les jeunes femmes, et de rappeler que l’art, quelle que soit sa forme, ne saurait jamais être un espace d’exception aux droits humains. La violence sexuelle à l’égard des actrices, dénoncée en France et aux États-Unis par #MeToo, n’est pas un excès individuel de quelques prédateurs puissants : c’est un mode d’organisation du pouvoir, soutenu par une économie qui prospère sur la disponibilité des corps féminins et la normalisation de leur mise à disposition.
Quand des directeurs de casting, des metteurs en scène, des producteurs exigent des faveurs sexuelles pour accéder à un rôle, ils ne “abusent pas de leur position” : ils exploitent un dispositif patriarcal profond qui conditionne les femmes à penser que leur avenir dépend de leur consentement à la violence.

Et ce système ne tient que parce que la société l’accepte.

Ce qui est systémique, ce n’est pas seulement la violence ;
c’est l’aveuglement volontaire qui l’entoure : les institutions qui protègent les agresseurs au nom de la réputation des œuvres ; les journalistes qui parlent de “génie tourmenté” plutôt que de prédateur ; les spectateurs qui préfèrent séparer “l’homme de l’artiste” au prix des vies brisées ; les pairs qui se taisent pour conserver leur place dans la hiérarchie.

La violence sexuelle est la pointe visible de l’iceberg.
Sous la surface, ce sont les normes sociales, les mythologies masculines de la création, et la tolérance à l’abus comme condition du talent. Ce n’est pas un hasard : c’est une stratégie de maintien du pouvoir.

Q: Le « refus de soins médicaux » et le « mariage forcé » dans cet incident privent directement les femmes de leurs droits fondamentaux. Le Centre européen du Conseil international des femmes qualifie-t-il ce comportement d’« oppression structurelle » ? Dans votre travail, comment ces problématiques sont-elles généralement liées à l’exploitation du travail et aux violences de genre ? Pourriez-vous partager l’expérience européenne en matière de gestion de cas similaires ?

SL:Le refus de soins médicaux et le mariage forcé ne sont pas des phénomènes isolés : ce sont des outils classiques d’oppression par lesquels on contrôle les corps, les trajectoires et les capacités d’autonomie des femmes.
Dans ce contexte, oui, le Centre européen du Conseil international des femmes qualifie un tel comportement d’oppression structurelle, car il s’inscrit dans un système organisé qui vise à retirer aux femmes le pouvoir de disposer d’elles-mêmes.

Le mariage forcé est une une violence systémique fondée sur la subordination des femmes. Le mariage forcé est un déni absolu de l’autonomie.
Il constitue en premier lieu une violence institutionnelle car il est organisé par le groupe. Sur le plan individuel, la violence est physique et sexuelle puisque cela implique un rapport non consenti, mais aussi psychologique en enfermant la victime dans un destin imposé à vie.

On retrouve le dénominateur commun à ces violences : réduire les femmes à la condition d’objet disponible dont un autre détient la propriété. Dans les analyses féministes internationales, c’est un marqueur clair d’oppression patriarcale, quel que soit le contexte culturel invoqué pour le justifier.

Lorsque le mariage forcé ou le refus de soins apparaissent, ils ne sont jamais seuls. Ils servent à solidifier un système d’exploitation : contrôle les corps et de la mobilité, fracturation de la capacité de résistance ou de révolte, création d’un état de dépendance totale, pour permettre l’exploitation de la force de travail ou la visibilité artistique des victimes. La violence de genre est un outil d’appropriation, pas un accident : elle est la matrice qui permet l’exploitation économique d’êtres humains.

En Europe, nous avons malheureusement traité plusieurs cas comparables, bien qu’avec des configurations différentes :

Des écoles de danse et d’arts vivants, où des mineures étaient soumises à des privations de soins, à un contrôle strict de l’alimentation, à des violences physiques ou psychologiques — au nom de la “discipline artistique”.

Des cas de traite à des fins d’exploitation par le travail, notamment dans certains secteurs agricoles où les femmes étaient privées de soins et logées sous contrainte.

Des communautés à dérive sectaire, où les jeunes femmes étaient mariées de force ou assignées à des rôles reproductifs, tandis que leur travail non rémunéré alimentait l’organisation.

Des clubs sportifs de haut niveau, où la privation de soins médicaux (ou l’accès restreint) a pu être utilisée comme moyen de pression ou de contrôle.

Les mécanismes sont toujours les mêmes, même si les milieux diffèrent : on isole, on impose une loyauté absolue, puis on exploite.

Dans ce cas comme dans d’autres, le critère déterminant n’est pas la forme artistique ou culturelle invoquée, mais le système de domination.
Face à ce système d’oppression structurelle, il faut une action internationale ferme avec des mécanismes de signalement sûrs et de protection des victimes, une coopération judiciaire, une régulation accrue des organisations artistiques accueillant des mineur·e·s, mais aussi un travail de prévention fondé sur les droits humains et l’égalité de genre.

Q:Aux danseuses victimes d’abus, quels conseils leur prodiguez-vous pour obtenir de l’aide en toute sécurité ? Quelle assistance la communauté internationale peut-elle leur apporter ?

SL:Lorsque des danseuses – souvent très jeunes – révèlent avoir subi des abus, la première chose que je voudrais leur dire est ceci : vous n’êtes pas seules, et vous avez le droit absolu d’être protégées.
L’emprise dans les milieux artistiques est redoutablement efficace : elle repose sur l’admiration, la discipline, la promesse d’une carrière, et sur la peur de perdre son avenir. C’est précisément pour cela qu’il faut des dispositifs d’aide spécialisés.

Avant toute démarche, il est primordial de se mettre en sécurité. La priorité est toujours la sécurité physique et psychique. Cela peut passer par quitter temporairement le lieu de résidence ou d’entraînement ; contacter une personne de confiance à l’extérieur (famille, amie, ancien·ne collègue, professionnel·le social) et avant tout, éviter de confronter directement les responsables de l’organisation, car cela peut augmenter les risques de représailles.

Les violences institutionnelles fonctionnent souvent par isolement : il faut donc créer un premier lien extérieur.

Dans de nombreux pays il existe des structures spécialisées comme des lignes d’aide pour mineur·e·s, des services d’aide aux victimes de violences psychologiques, sexuelles ou de traite, des ONG spécialisées dans les dérives sectaires ou encore des cellules d’urgence pour artistes en déplacement.

Ces organisations permettent d’agir en toute discrétion, parfois de manière totalement anonyme.

Enfin si possible, il faut documenter les faits sans se mettre en danger. Il s’agit par exemple de

S’il est possible de conserver messages, enregistrements, documents internes, photos des conditions de vie, horaires de répétition ou encore les preuves de travail non rémunéré.

Cela pourra servir dans les démarches juridiques.
Mais je le répète, jamais au détriment de la sécurité : aucune preuve n’est plus importante que la vie de la personne.

D’autres mode de protection sont aussi envisageables selon les pays. Les jeunes peuvent souvent obtenir une protection juridique immédiate, mais quand les victimes craignent les autorités locales :, il faut s’appuyer sur des ONG internationales ou des consulats.

La communauté internationale peut fournir une assistance, sous forme de protection consulaire et évacuation. En effet, pour les mineures ou les artistes de nationalité étrangère, les ambassades peuvent : organiser un rapatriement en garantissant garantir un lieu sûr et la protection pour des documents d’identité. C’est un mécanisme trop peu connu, mais absolument essentiel.

Q:Les arts sont souvent idéalisés, mais les rapports de force inégaux favorisent l’exploitation. Quels mécanismes obligatoires les compagnies de théâtre, les associations professionnelles et les gouvernements devraient-ils mettre en place (tels que des comités de surveillance indépendants ou des systèmes d’alerte anonymes) ? Le système européen de certification de l’égalité des genres dans le secteur de la danse et du spectacle pourrait-il servir de modèle ? 

SL:Les arts bénéficient d’un prestige qui, trop souvent, masque des rapports de force très inégaux. Pour protéger les artistes, surtout les jeunes femmes, il faut sortir de la logique de “confiance” et aller vers des mécanismes obligatoires, contrôlables et transparents.

Trois dispositifs me paraissent indispensables :

  1. Des comités de surveillance indépendants, extérieurs aux compagnies, dotés d’un pouvoir réel : audits sociaux, entretiens anonymes, visites inopinées.
    Les structures internes ne suffisent pas, car elles sont juges et parties.
  2. Un système d’alerte totalement anonyme, accessible depuis l’étranger pour les compagnies en tournée, et relié à des professionnels formés aux violences institutionnelles.
    Cela permet de contourner la peur des représailles.
  3. Des obligations de conformité pour l’obtention de subventions, de tournées ou de contrats publics, incluant une formation obligatoire à la prévention des violences et à l’égalité de genre, des procédures disciplinaires claires et la transparence sur les conditions de travail des mineur·e·s.

Dans ce domaine, le système européen de certification de l’égalité de genre dans le secteur de la danse et du spectacle est effectivement un modèle très utile.
Non seulement il fixe des standards – gouvernance, parité, prévention des violences – mais surtout, il crée une dynamique vertueuse : pour accéder à des financements ou à des résidences artistiques, les structures doivent démontrer leur conformité.

C’est exactement ce dont ce secteur a besoin : des normes obligatoires, des évaluateurs indépendants, et une mise en conditionnalité des financements européens.

L’art n’est pas un espace de dérogation aux droits humains. C’est un espace où l’exigence éthique doit être encore plus élevée.